Parfois, vivre, même en miniature, une expérience douloureuse nous aide à comprendre ceux pour qui cette façon d’habiter le monde est une réalité quotidienne. Comprendre vient du latin » comprehendere » : littéralement « saisir ensemble, embrasser quelque chose, entourer quelque chose » . Bien supérieure à la pensée pure et à la théorisation désincarnée, l’expérience d’un événement est le matériau primitif de la pensée et de la compréhension.
« La pensée naît d’événements de l’expérience vécue et elle doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter. » Hannah Arendt
Voici le témoignage d’une professionnelle de l’association d’Éclat sur la façon dont elle a vécu son accident, et sur ce qu’elle en a appris.
« Mon expérience de corps blessé
Récemment je me suis cassée la jambe. Je vais écrire sur certains des
changements que j’ai subis après l’accident. Chaque personne qui vit avec un
handicap physique le fait différemment. Néanmoins, mon expérience pourrait être
utile pour soulever des questions.
Avec l’accident, j´ai instantanément perdu l´indépendance de mes
mouvements, pour devenir dépendant des autres. Je ne pouvais pas cuisiner,
nettoyer, faire la lessive, conduire. Au début, j’avais besoin d’aide pour de
nombreuses opérations liées à mon corps, comme par exemple m’habiller ou me
laver les cheveux. Au fil du temps, je suis devenue plus compétente pour faire
ces actes par moi-même. Je pouvais me déplacer seule dans un espace limité de la
maison, mais j’avais besoin d’aide pour
tous les autres déplacements, y compris les escaliers. Je suis aussi devenue dépendante
de l’opinion d’experts. Je ne décidais plus comment je devais être avec mon
corps sans les directives de l’orthopédiste ou du physiothérapeute. Habituée à
être en mouvement et à prendre en charge de manière autonome les nombreux
aspects de ma vie quotidienne, cette dépendance soudaine a été un choc. Il y
avait beaucoup d’ajustements à faire.
Dans mon cas, mon mari s´est chargé des nombreuses tâches que je ne pouvais
plus faire. Cela entraîne inévitablement un changement dans la dynamique de la
relation, du moins temporairement. Mon mari a dû commencer à s’occuper sans
relâche de tout pour nous deux. Je suis devenu dépendante de sa bonne volonté.
Je peux dire que sa bonne volonté et ses bons soins étaient sans limites.
Heureusement, c’était pour une durée limitée, même si les semaines de
convalescence ont semblé une éternité.
Plusieurs résidents d´ÉCLAT ont besoin de soins spéciaux. Il leur faut de
l´aide à divers degrés pour s’habiller, se laver, faire la toilette, manger, se
déplacer et pour d´autres activités qui exigent un contrôle de leur corps. À la
résidence, un professionnel salarié donne les soins. La dynamique est
différente de celle d’un membre de la famille. Ce sont aussi des personnes qui
changent, même si certains professionnels sont là depuis longtemps. La
confiance que chaque résident a dans chaque professionnel est primordiale. Il
n’est pas possible pour une personne ayant besoin de « nursing » d’avoir
le même degré de confiance en chacun des professionnels.
Après l’accident, le mouvement, au lieu d’être un plaisir, était devenu
laborieux et maladroit. Mon corps m’était devenu étranger. Afin d’éviter de
tomber ou de mettre accidentellement du poids sur ma jambe cassée, ce qui était
strictement interdit pendant plusieurs semaines, je devais réfléchir à comment
me déplacer à tout moment. Ainsi, une bonne partie de mes pensées était
mobilisée à élaborer soigneusement chaque mouvement. C’était fatiguant et ne
laissait pas beaucoup de place à une pensée plus abstraite ou construite.
Quelques résidents d’ÉCLAT ont besoin d’aide pour la plupart des actes de
la vie quotidienne. Pour les actes qu’ils peuvent accomplir, des efforts
considérables sont parfois nécessaires. Une question que nous pouvons nous
poser est la suivante : comment la dépendance à l’égard des autres pour la
plupart des actes de la vie quotidienne affecte-t-elle l’attitude de la personne
? Quel est son effet sur le désir et la volonté ? Quelle force de caractère est
nécessaire pour faire des choses que la plupart d’entre nous prenons pour
acquises ? J´ajoute un élément très important, à savoir que certains de ceux
qui ont besoin de « nursing » plus complets ont également beaucoup de
difficulté à s’exprimer verbalement.
Les éléments essentiels pour accepter les soins de son corps sont la
gentillesse et la compétence avec lesquelles les soins sont prodigués. Je ne
saurais trop insister là-dessus. Je vais donner un exemple. Mon accident est
survenu en Californie. J’ai appréhendé l´éprouvant voyage de retour. À chaque
aéroport, je devais me déplacer en fauteuil. Environ 6 personnes différentes m’ont « véhiculée ».
Le contraste de l’expérience avec chaque personne était frappant. À London
Heathrow, une jeune femme amicale et attentionnée fit rouler la chaise avec
dextérité et à une vitesse qui me convenait, tout en faisant la conversation.
J’avais confiance en elle et j’étais détendue pendant qu’elle prenait soin de
moi. Plus tard, au même aéroport, un homme est venu dans la salle d’attente où
j’étais confortablement installée et m’a dit qu’il devait m’emmener
immédiatement à la porte d’embarquement pour le prochain vol. J’ai été surprise
car l’avion devait partir plus d’une heure après. Il a murmuré quelque chose
sur le fait qu’on lui avait dit de venir me chercher avant de commencer sa pause.
Il m’a traitée comme un colis encombrant à déplacer d’un endroit à un autre.
J’ajouterais que les hommes avaient tendance à pousser le fauteuil trop vite
pour mon propre confort, même ceux en qui j’avais confiance. Chaque personne a
un rythme avec lequel elle est à l’aise. Une personne handicapée doit se
soumettre au rythme de la personne qui l’aide, à moins que cette personne ne
prenne soin d’apprendre le rythme de la personne qu’elle aide.
Les actes qui étaient
faciles, qui faisaient partie de la routine quotidienne, sont devenus des
obstacles majeurs. L’inquiétude s’installe alors dans les situations les plus
banales. Par exemple, à partir de la nuit précédant le rendez-vous chez le
médecin, je m’inquiétais de la façon de descendre les escaliers, de ce que je
devrais porter afin de pouvoir me déshabiller et m’habiller facilement lors du
rendez-vous, à quelle heure partir pour pouvoir être à l’heure, compte tenu de
ma lenteur. Il y a une courbe d’apprentissage, et pour le second rendez-vous
chez le médecin, la logistique était moins angoissante. Je remarque que
celle-ci peut devenir une source d’inquiétude importante, en partie parce qu´en
fin de compte, elle n’est pas sous votre contrôle.
En général, la relation
aux objets change. Ils deviennent plus importants et moins accessibles. Leur
accès dépendant souvent de la bonne volonté des autres pour vous les apporter, on
a moins de contrôle sur eux. Même si j’essayais d’être aussi tranquille que
possible, parfois, tout à coup, un petit détail qui n’allait pas comme je l’aurais
souhaité me bouleversait énormément. Des petits désagréments que vous ne pouvez
pas prendre en charge peuvent devenir des points d’obsession.
À mesure que l’importance
des objets augmentait, je constatais que ma capacité de penser diminuait. Mon
monde semblait se rétrécir, non seulement physiquement, mais aussi
intellectuellement. J’aurais pu voir cela comme un moment de me remettre à lire
des romans ou des textes psychanalytiques, mais je me suis attachée à des
séries faciles à regarder et des émissions politiques américaines. Ma
concentration sur les concepts ou les idées était limitée. Ma volonté a faibli.
En tant que personne fière d’être forte, se sentir faible physiquement et
mentalement était un élément douloureux de la nouvelle réalité à laquelle je
devais faire face.
Afin de pouvoir
accepter gracieusement les soins que mon mari m’apportait, je devais abandonner
certaines choses qui m’avaient semblées importantes avant l’accident. Le temps
et le rythme de la vie n’étaient plus sous mon contrôle. La patience était
nécessaire. Si la personne qui prend soin de vous fait les choses différemment,
c´est du respect d’accepter que cela se fasse différemment. Bien entendu, ce
respect doit aller dans les deux sens. L´aidant doit également respecter les
souhaits et le style de la personne soignée. Cette nécessité d’abandonner
certaines choses qui sont normalement importantes était temporaire pour moi.
Qu’en est-il pour ceux et celles qui sont dans cet état de dépendance depuis
leur naissance ou depuis de nombreuses années ? Renoncent-ils à ce qui est
important pour eux ? Est-ce qu’ils insistent, mais deviennent frustrés ou amers
? En d’autres termes, que reste-t-il d´assez important pour insister ? Pour
poursuivre cette interrogation : comment il ou elle développe son propre style,
sa propre manière de faire les choses ? Dans quelle mesure l’indépendance
est-elle une condition préalable pour développer sa propre façon de faire les
choses ?
Je voudrais faire deux
brefs commentaires sur la langue. En premier lieu, les mots qu’un aidant
utilise sont primordiaux. Ils peuvent rassurer ou provoquer de l’angoisse. Un
exemple : deux professionnels de la santé examinant mes radiographies m’ont dit
que la fracture était mal placée par rapport à mon genou et que j’aurais
certainement de l´arthrose. Cela m´a fortement déprimée. En examinant ces mêmes
clichés, l’orthopédiste m’a dit qu’en réalité le genou n’avait pas été
endommagé et qu’il était très probable que je ne souffrirais pas d’arthrose. Ce
terme m´avait hanté pendant la semaine qui avait précédé ma visite chez
l’orthopédiste. Il est important de garder à l’esprit que des mots peuvent aider
à se construire ou être destructeurs. Le deuxième commentaire concerne
l’importance de la conversation. Mon esprit était toujours stimulé par une
conversation animée avec quelqu’un. Être capable de parler avec une autre
personne est essentiel pour soulager l’angoisse, la douleur physique et la solitude.
La conversation m’a aidée à me sentir moins seule.
Être handicapée
renforçait ce sentiment de solitude. Être seule est une réalité de la vie pour
une personne handicapée. Bien que chaque être humain soit fondamentalement
seul, la façon dont une personne ressent sa solitude varie d’un individu à
l’autre. Enfant, nous développons notre capacité d’être seul en présence de la
mère ou d’un substitut de la mère. Être avec une personne de confiance développe
l´aptitude à être seule. À Éclat, nous pouvons aussi poser la question dans un
autre sens : le fait de vivre en collectivité peut rendre difficile pour
une personne de trouver son temps souhaité pour être seule.
J´ai souligné plus haut
l’importance de la gentillesse dans l´aide des personnes qui ont besoin de
soins. Je terminerai par une réflexion sur le plaisir et la satisfaction. Pour
parler franchement, lorsque je souffrais ou était en difficulté à cause de mon
immobilisation, j’ai trouvé peu de plaisir dans la vie. Il me semblait que je
faisais constamment ce que je devais faire, peu importe si cela était
désagréable ou anxiogène. Les choses qui étaient auparavant agréables sont
devenues une corvée. Les activités qui étaient importantes pour moi, telles que
marcher et s’étirer, n’étaient plus possibles. Être avec des amis ou en famille
constituait la plupart des moments agréables. Ma satisfaction provenait des
relations plutôt que d’un travail bien fait, de quelque chose d’accompli. À ce
titre, et pour
conclure, je veux dire combien je mesure et j´apprécie d´autant mieux le
travail quotidien, compétent et chaleureux accompli dans le respect des
bénéficiaires par les professionnels d’Éclat.
Mon expérience m’a bien fait comprendre que le corps et l’esprit ne sont pas séparables. » L.